Innover au-delà des disciplines en passant du design thinking à la pensée hybride

low angle photography of drop lights
« low angle photography of drop lights », photo 24 juin 2018 Skye Studios on Unsplash

Qu’elle soit dite design ou hybrid la pensée qui permet l’innovation vient du travail collaboratif. Le tout est de définir la place du designer dans ce processus. L’inventeur solitaire existe toujours, mais pour résoudre des problèmes toujours plus complexes le recours à l’intelligence collective et plus précisément à la transdisciplinarité semble de rigueur. C’est en rapprochant les disciplines et en multipliant les expertises que la pensée devient hybride plutôt qu’exclusivement design.

Si le fait d’adopter le design thinking ne fait pas de nous des designers, cela nous permet néanmoins de nous approcher de leur état d’esprit. C’est là tout l’intérêt de cette démarche, qui nous permet d’observer avec un œil neuf des pratiques et des éléments que l’on n’aurait pas questionnés sans elle. Depuis l’arrivée du design thinking, tout acteur d’une discipline peut maintenant participer à l’innovation et au développement de nouveaux produits ou services, qu’il soit neurologue ou boulanger. Le design n’est plus seulement l’affaire des designers, toute discipline peut intégrer une équipe et participer au processus d’innovation.

L’aspect pluridisciplinaire du design thinking ne fait aucun doute. Les objets d’études abordés par cette méthode le sont à travers le travail de plusieurs disciplines. Pour autant, il convient de s’interroger à propos de sa nature « transdisciplinaire ». La transdisciplinarité suscite une grande diversité d’interprétations, mais suppose que le sujet d’étude est envisagé au-delà des disciplines [1], à partir de contenus et de méthodes propres à ce travail collaboratif.
À partir de ce constat, on peut donc se demander si en voulant rendre le design thinking plus efficace on ne sort pas du cadre qui le définit en s’appuyant sur des méthodes qui ne sont pas celles des designers. Certains d’entre eux estiment justement qu’une pensée adaptée à ce type de relation entre les disciplines va au-delà de la pensée design pour devenir une pensée hybride. C’est cette affirmation que nous tenterons de questionner dans cet article, d’abord en nous intéressant à la nature disciplinaire du design thinking et à la place du designer, puis en nous interrogeant sur cette notion d’hybrid thinking.

Le designer et le design thinking

man standing in front of group of men
« man standing in front of group of men », photo 2 mai 2019 Austin Distel on Unsplash

À première vue le design semble être une affaire d’esthétisme, ce fut en tout cas vrai jusque dans les années 1990 avec l’apparition d’IDEO. À cette époque le design se détache petit à petit du marketing qui souhaite l’utiliser avant tout pour élaborer un objet qui se vendra facilement au consommateur. Il faut attendre la multiplication des offres de services et de la concurrence pour que le design soit reconsidéré et mis à disposition du fond autant que de la forme. IDEO participe de ce processus, notamment en travaillant sur la conception de la première souris Apple, qui se veut aussi bien fonctionnelle qu’esthétique ou économique [2]. Dès lors le design est destiné à créer des offres qui répondent véritablement aux besoins des individus tout en assurant la pérennité de l’entreprise, il s’étend au management de l’innovation. Le designer ne disparait pas pour autant, il est repositionné au centre du projet. Il n’est plus seulement le spécialiste de la forme, mais il devient le lien entre toutes les disciplines dans le processus d’innovation [3]. La pratique du design thinking laisse parfois penser qu’il ferait de ces adeptes des designers, il n’en est rien. Mais la créativité n’est pas l’apanage de ces derniers, c’est d’ailleurs ce que traduit le design thinking qui est un état d’esprit plus qu’une discipline ou une méthode. Si n’importe qui peut raisonner selon la pensée design, le designer reste néanmoins utile pour encourager et accompagner les autres à être créatif, à comprendre les problèmes auxquels ils sont confrontés et à les résoudre, c’est là que se situe son expertise.
Le designer ne peut donc pas se fermer à un champ disciplinaire, à un seul objet d’étude, il ne peut pas se limiter à essayer de répondre à un seul ensemble spécifique de questions avec une seule méthodologie ou technique. Il convient donc de voir au-delà de ces simples interactions scientifiques entre disciplines afin d’étudier, par exemple, des problèmes sociaux et environnementaux forts qui impliquent un grand nombre de facteurs tels que la pauvreté, la discrimination, le gaspillage alimentaire, l’éducation des enfants, etc. C’est là qu’intervient l’approche transdisciplinaire dans laquelle sont impliqués des acteurs de certaines disciplines – dans l’idéal eux-mêmes multidisciplinaires – qui apportent avec eux des méthodologies et des techniques, mais aussi des individus extérieurs à ce cadre disciplinaire qui apportent des solutions applicables dans un contexte très particulier. Il n’y a pas de méthode pour cette approche, les étapes de la pensée design ne sont que des guides, mais la méthode est construite en fonction de l’évolution du problème et de facteurs propres au contexte.

Lors de l’application de la pensée design le designer devient donc un médiateur des cultures transdisciplinaire [4]. Il fait communiquer le reste de l’équipe autour de l’usager en allant au-delà des disciplines. Il ne s’agit donc plus d’innover « pour des experts et par des experts », mais bien pour répondre aux attentes du consommateur dans l’intérêt de l’entreprise et du marché, comme le suggère la triade désirabilité-faisabilité-viabilité [5].
Mais pour autant, le designer est-il la réponse aux problèmes les plus complexes ? L’application d’un état d’esprit ou d’une façon de penser est-elle suffisante pour trouver toutes les solutions ? Le design thinking est parfois présenté comme l’ingrédient nécessaire à l’innovation, pourtant en considérant son aspect transdisciplinaire il parait légitime de se demander si le succès de cette pensée vient de la seule application d’outils de conception inspirés des designers ou simplement de son aspect collaboratif.

Penser hybride pour mettre ses compétences au service de l’innovation

Photo 5 novembre 2019, fauxels on pexels

La pensée hybride fait partie de ces concepts régulièrement abordés pour parler d’innovation. À la manière du design thinking, il semble difficile de la limiter à une définition, tout comme il semble difficile de l’appliquer selon une méthode bien définie. Pour autant les deux concepts ont un point commun de taille : la créativité. La pensée hybride se veut être l’inverse d’une pensée qui serait cloisonnée. Pour Dev Patnaik, un designer américain, la clé pour innover vient du fait d’inspirer et de libérer le talent de ses collaborateurs [6]. Pour lui, coupler son travail à d’autres disciplines revient à un mélange conscient de différents domaines de pensée pour découvrir et développer des opportunités qui étaient auparavant invisibles [7]. Utiliser la pensée hybride revient donc à fusionner des compétences, parmi lesquelles se trouvent éventuellement celles du designer. On retrouve ici l’idée de transdisciplinarité, de voir le monde et d’envisager ses problèmes non pas à travers le prisme des disciplines, mais en mélangeant des compétences et des idées.

Pour illustrer ce concept d’hybrid thinking, Dev Patnaik prend l’exemple de Claudia Kotchka dans son article de 2009 Forget Design Thinking and Try Hybrid Thinking [8]. Claudia Kotchka fut la première vice-présidente de la stratégie de conception et de l’innovation chez P&G de 2002 à 2011 et son succès à ce poste fut célébré comme un triomphe de la pensée design. Mais elle n’est pas designer. C’est une comptable qui travaillait auparavant dans le marketing, des domaines qui ne sont pas particulièrement réputés pour leur créativité. Pourtant elle a réussi à doubler les revenus et à multiplier quasiment par cinq les bénéfices de l’entreprise. Certains considéreraient que tout cela est dû à l’application du design thinking dans le processus d’innovation de l’entreprise, mais pour Dev Patnaik c’est grâce à la pensée hybride, au fait que Claudia Kotchka a combiné ses expériences dans la pensée comptable ou marketing à la pensée design. L’important pour innover n’est donc pas seulement de réunir une équipe aux disciplines et aux compétences diverses, mais de le faire également avec des personnes aux compétences multiples.

En définitive faire le choix du design thinking, de l’hybrid thinking ou de toute autre méthode de pensée n’a que peu d’importance. Ces concepts sont éprouvés et peuvent permettre d’accroître la capacité d’innovation d’une entreprise. Pour autant, le principal n’est pas de passer d’un état d’esprit à un autre, mais bien de tirer parti de ses compétences et de ne pas oublier ce que l’on sait déjà faire [9].

Conclusion

Face à la complexité grandissante des problèmes actuels, le recours à des équipes pour tout ce qui touche à l’innovation semble désormais être un prérequis. Mais constituer une équipe autour du design thinking n’est pas toujours une chose aisée et la nature de cette collaboration demande à être réfléchie. Si la multidisciplinarité semble de rigueur, elle n’est souvent pas suffisante et dans les faits mélanger les disciplines et les techniques peut amener dans un cas à réduire les ambitions de chacun en cherchant un compromis ou dans un autre à multiplier les incompréhensions et les conflits. C’est pour cette raison que la transdisciplinarité semble être l’approche la plus adéquate puisqu’elle s’appuie sur l’idée de frontières perméables entre les disciplines pour permettre une compréhension collective et partagée du contexte et du problème [10]. Il convient pour autant de modérer cette hypothèse. L’approche transdisciplinaire n’est pas la réponse à tous les problèmes et il parait raisonnable de penser que des approches multidisciplinaires ou interdisciplinaires puissent s’appliquer à des problèmes éventuellement moins complexes [11]. De la même manière, la pensée design n’est peut-être pas la plus appropriée pour tous les projets d’innovation. La pensée hybride a montré son efficacité et est reconnue par un certain nombre de spécialistes comme un état d’esprit efficace et stimulant pour les équipes. Avec l’hybrid thinking, il n’est plus seulement question de s’appuyer sur les techniques ou les outils d’une discipline, mais bien sur toutes les compétences d’une personne.


Notes

[1] B. Claverie, « Pluri-, inter-, transdisciplinarité : ou le réel décomposé en réseaux de savoir », Projectics / Proyéctica / Projectique, 2010, vol. 1, n° 4.

[2] Creating the First Usable Mouse, Site web IDEO. [En ligne – Consulté le 12/05/20] (ideo.com/case-study/creating-the-first-usable-mouse)

[3] JP. Péché, F. Mieyeville, R. Gaultier, « Design thinking : le design en tant que management de projet », Entreprendre & Innover, 2016, vol. 1, n° 28, p.87.

[4] JP. Péché, F. Mieyeville, R. Gaultier, op.cit., note 3, p.87.

[5] T. Brown, L’esprit design : Comment le design thinking transforme l’entreprise et inspire l’innovation, Paris, Pearson, 2019, p.141.

[6] B. Upbin, « The Power Of Hybrid Thinking », Forbes, décembre 2011. [Consulté le 15/05/20] URL : https://www.forbes.com/sites/bruceupbin/2011/12/05/the-power-of-hybrid-thinking/

[7] D. Patnaik, « Forget Design Thinking and Try Hybrid Thinking », Fastcompany, aout 2009. [Consulté le 11/05/20] URL : https://www.fastcompany.com/1338960/forget-design-thinking-and-try-hybrid-thinking

[8] D. Patnaik, op.cit., note 7.

[9] Ibid.

[10] V. Hillen, 101 repères pour innover. 101 repères que j’ai découverts pour innover grâce au design thinking, Véronique Hillen, 2014, p.40.

[11] L. Moreno, E. Rogel, « Transdisciplinary Design : Tamed complexity through new collaboration », Strategic Design Research Journal, 2018, vol. 1, n° 11, p.49.

Bibliographie

N. Beudon, « Le design thinking : l’utilisateur au cœur de l’innovation », I2D – Information, données & documents, 2017, vol. 54, n° 1, p. 28-29.

T. Brown, L’esprit design : Comment le design thinking transforme l’entreprise et inspire l’innovation, Paris, Pearson, 2019.

B. Claverie, « Pluri-, inter-, transdisciplinarité : ou le réel décomposé en réseaux de savoir », Projectics / Proyéctica / Projectique, 2010, vol. 1, n° 4. p.5-27.

V. Hillen, 101 repères pour innover. 101 repères que j’ai découverts pour innover grâce au design thinking, Paris, Véronique Hillen, 2014.

A. Marchal, Innovation organisationnelle et transformation managériale par le design thinking, Paris, am design thinking, 2011.

L. Moreno, E. Rogel, « Transdisciplinary Design : Tamed complexity through new collaboration », Strategic Design Research Journal, 2018, vol. 1, n°11, p.42-50.

JP. Péché, F. Mieyeville, R. Gaultier, « Design thinking : le design en tant que management de projet », Entreprendre & Innover, 2016, vol. 1, n° 28, p.83-94.

Sitographie

V. Gauthier, « Design Thinking ou le malentendu du “tous designers” – Et si vous partiez du bon pied, avec la bonne approche ? », Blog use.design. [Consulté le 15/05/20] URL : https://use.design/design-thinking-ou-le-malentendu-du-tous-designers-et-si-vous-partiez-du-bon-pied-avec-la-bonne-approche

Creating the First Usable Mouse, Site web IDEO. [Consulté le 12/05/20] URL : https://www.ideo.com/case-study/creating-the-first-usable-mouse

B. Nussbaum, « Design Thinking Is A Failed Experiment. So What’s Next ? », Fastcompany, mai 2011. [Consulté le 16/05/20] URL : https://www.fastcompany.com/1663558/design-thinking-is-a-failed-experiment-so-whats-next

D. Patnaik, « Forget Design Thinking and Try Hybrid Thinking », Fastcompany, aout 2009. [Consulté le 11/05/20] URL : https://www.fastcompany.com/1338960/forget-design-thinking-and-try-hybrid-thinking

B. Upbin, « The Power Of Hybrid Thinking », Forbes, décembre 2011. [Consulté le 15/05/20] URL : https://www.forbes.com/sites/bruceupbin/2011/12/05/the-power-of-hybrid-thinking/