Une brève histoire de l’Intelligence Artificielle

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L’Intelligence Artificielle (IA) est annoncée comme la 4e révolution industrielle qui bouleversera l’avenir des Hommes. Comprendre son expansion spectaculaire impose de revenir aux sources de son mythe.

 

L’intelligence artificielle (IA) est sur toutes les lèvres. Il ne se passe pas un jour sans que les médias ne se saisissent du sujet et que des experts pluridisciplinaires ne le détricotent sous toutes les coutures. Des informations en abondance saturent les ondes, offrant des points de vue aussi multiples que contrastés sur les fabuleuses potentialités de l’Intelligence Artificielle ou les dangers encourus par son usage. Comment dans ces conditions se forger une opinion éclairée sur un thème autrement plus complexe que l’utilisation intuitive des modèles génératifs le laisse supposer ?

 

Des automates à l’Intelligence Artificielle générative

Les machines sont-elles intelligentes ?

La définition même du concept d’Intelligence Artificielle n’est pas chose aisée. Pour preuve, la multitude de propositions, pas toujours concordantes, présente dans les publications de vulgarisation ou les ressources scientifiques. Le nom « Intelligence Artificielle » est évoqué pour la première fois en 1956, lors d’une conférence au Dartmouth College, à Hanover, dans le New Hampshire aux États-Unis. Il a été proposé par deux informaticiens américains : John McCarthy, mathématicien et informaticien, qui fut, aux côtés de Marvin Minsky, le principal pionnier de l’IA. Cette expression est alors employée pour désigner «les sciences et technologies qui permettent d’imiter, d’étendre et/ou d’augmenter l’intelligence humaine avec des machines». (Pallanca & Read, 2021)1

Mais pouvons-nous réellement parler d’intelligence en se référant à une machine? Ce terme n’est-il pas exclusivement réservé à l’humain? Les auteurs du manuel ouvert — IA pour les enseignants (De la Higuera & Iyer, s. d.)2 — précisent que «de nombreux experts contestent l’utilisation du mot “intelligence” — l’Intelligence Artificielle n’a aucune ressemblance avec l’intelligence humaine!»

Selon Jean-François Richard (Richard, s. d.)3 , professeur de psychologie à l’Université de Paris 8, «l’intelligence représente la fonction par laquelle l’Homme a essayé de se définir dans l’échelle des êtres, c’est-à-dire de se situer par rapport à son inférieur, l’animal, et par rapport à son supérieur, la divinité.» Ainsi la notion d’intelligence pointerait une fonction spécifiquement humaine. Considérer dès lors que les machines possèdent une intelligence « artificielle » (par opposition à celle de l’Homme, dite « naturelle ») ne serait-il pas un abus de langage ? 

Pour éviter cette dualité, Jean-François Richard propose de comprendre l’Intelligence Artificielle comme «l’élaboration de procédures automatiques de recherche de solution pour diverses classes de problèmes» dont la résolution s’effectue au moyen de programmes exécutables par les ordinateurs. 

Dans l’article IA : pour une histoire culturelle, paru dans la revue au nom éponyme, Alexandre Gefen (Gefen, 2022)4 suggère quant à lui la définition suivante : «L’IA peut se définir comme l’ensemble des méthodes mathématiques et de technologies informatiques destinées à résoudre des problèmes ordinairement traités par l’esprit humain, de l’accompagnement des tâches humaines (les outils numériques) à la substitution à l’humain (c’est l’horizon d’une “IA générale” capable de produire des raisonnements).» 

Yann LeCun, docteur à l’Université Paris 6, titulaire de la chaire «Informatique et sciences numériques» du Collège de France en 2016, et père de l’apprentissage profond (aux côtés d’Yoshua Bengio), semble aller dans le même sens. Pour lui, l’IA constitue le fait de «faire faire aux machines des activités que l’on attribue généralement aux animaux et aux humains». (Saporta, s. d.)5

«L’Homme ne souffre pas d’égal : l’intelligence est ce je-ne-sais-quoi par lequel il exprime sa différence par rapport aux êtres qui l’entourent.» (Richard, s. d.) 

À la lumière de ces interprétations, l’Intelligence Artificielle pourrait donc s’entendre comme étant une machine dotée de compétences computationnelles dédiées à la résolution de problèmes. Et si phénoménales soient-elles, ces habilités de calcul ne peuvent en aucun cas être assimilées à de l’intelligence humaine

C’est sur la base de cette idée qu’Anne Alombert met en garde sur l’utilisation d’«expressions non pertinentes» et autres «assimilations abusives» rappelant que «contrairement à ce que les vocables “d’Intelligence Artificielle”, “d’apprentissage automatique” ou “d’agents conversationnels” pourraient laisser croire, les technologies numériques contemporaines n’apprennent pas et ne conversent pas : elles constituent des dispositifs de calcul, qui, grâce à l’indexation (humaine), de quantités massives de données, et au moyen de certaines opérations mathématiques très spécifiques (…), permettent de générer des contenus textuels comparables aux contenus dits “humain”». (Alombert, 2023)6

Pour autant, le mathématicien, philosophe et professeur émérite de l’Université Paris-Sorbonne, Daniel Andler, ne rejette pas la possibilité d’une Intelligence Artificielle et avance une hypothèse audacieuse. L’Intelligence Artificielle serait une qualité insaisissable commune aux algorithmes et systèmes artificiels. Ces derniers auraient acquis une propriété, une naissance fondamentale qui serait une qualité spécifique, l’équivalent de ce qu’est l’intelligence pour l’Homme, mais pour les mécaniques artificielles. (Andler, 2023)7

À supposer que les machines puissent bénéficier dans le temps d’une intelligence propre, celle-ci ne saurait être humaine. D’après le philosophe Raphaël Enthoven, la faculté qui consiste à classer, synthétiser, expliquer des phénomènes ou des données, ne pourrait constituer le seul périmètre pour définir l’intelligence; l’intelligence est aussi «le synonyme de complicité, de l’entente particulière qui ne peut pas faire l’objet d’une computation». (Enthoven, 2024)8

L’intelligence serait donc «ce quelque chose que ne pourra jamais réaliser une machine». Voilà de quoi rassurer (peut-être) les esprits préoccupés par le remplacement fantasmé de l’Homme par la machine.

« Les technologies numériques contemporaines n’apprennent pas et ne conversent pas. » Anne Alombert

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Intelligences Artificielles, mais pas seulement

Les multiples qualificatifs associés à l’IA ne favorisent pas la compréhension du concept. L’Intelligence Artificielle est dite tantôt symbolique, connexionniste, forte, faible, globale, générative… À moins d’être un expert dans le domaine, il est fort probable que nombre d’utilisateurs des IA présentes dans les ordinateurs, les smartphones et autres dispositifs numériques confondent ou ignorent la différence entre ces notions.

Une IA forte (ou IA générale) serait dotée d’esprit, de sensibilité et de conscience. À ce jour, une telle intelligence relève encore de la science-fiction. Les meilleurs exemples pour l’illustrer nous parviennent des grandes productions cinématographiques, comme R2-D2 de Star Wars ou encore l’IA JARVIS d’Iron Man de Marvel.

Pour comprendre les autres modèles d’IA, il faut opérer un retour dans les années 1950. À cette époque, deux courants majeurs d’IA se développent et entrent en concurrence : l’école des connexionnistes et l’école symbolique

Les adeptes de l’IA symbolique se focalisent sur la reconstitution de l’enchaînement logique des raisonnements. Cette approche symbolique constitue le cadre de référence initial de l’IA, explique Dominique Cardon dans son article La revanche des neurones 9 . Les pionniers de cette IA — John McCarthy et Marvin Minsky (1956) prennent appui sur «le cognitivisme orthodoxe : penser, c’est calculer des symboles qui ont à la fois une réalité matérielle et une valeur sémantique de représentation». (Cardon et al., 2018). Il s’agit dès lors de découvrir et de modéliser les règles permettant à la machine de raisonner de manière juste et d’établir des relations logiques entre des propositions unitaires. Voici un exemple simple qui illustre une relation logique : «on est en hiver, alors il fait froid dehors». (Kohler, 2020)10 . C’est précisément sur cette Intelligence Artificielle symbolique que sont développées des applications telles que les systèmes experts, les ontologies, le web sémantique, le calcul symbolique… Cette IA dominera des années 1960 à 1990.

L’IA connexionniste vise quant à elle à reproduire le fonctionnement du cerveau par des machines apprenantes. Les connexionnistes s’intéressent «aux réseaux de neurones qui fournissent un mécanisme perceptif indépendant des intentions et de la logique formelle du programmateur», explique Olivier Pallanca du Laboratoire d’informatique (LIX) de l’École Polytechnique de Paris. (Pallanca & Read, 2021). Il ajoute que l’apprentissage profond utilisé dans la reconnaissance de la parole ou la vision artificielle en constitue l’évolution ultime. 

La naissance du connexionnisme est liée aux recherches menées par deux scientifiques américains : le neurophysiologiste Warren McCulloch et le logicien Walter Pitts. Dans leur article «A logical calculus of the ideas immanent in nervous activity», publié en 1943, ils annoncent déjà les potentialités computationnelles des neurones artificiels s’ils étaient mis en réseau. (Saporta, s. d.).

S’inspirant de leurs travaux, le mathématicien et physicien hongrois et américain John von Neumann, conçoit l’un des tout premiers ordinateurs électroniques en 1949. Nommé EDVAC (Electronic Discrete Variable Automatic Computer), c’est un mastodonte de 7,85 tonnes qui occupe une surface de 45,5 m2. Presque dix ans après, en 1958, Frank Rosenblatt invente le Perceptron — la première machine à apprendre, conçue selon les principes des réseaux multicouches à réponse linéaire à seuil, et comportant un algorithme d’apprentissage. 

Après des débuts prometteurs, les progrès du courant connexionniste manquent de décoller et conduisent à un désintérêt général des acteurs. La baisse significative des subventions, pourtant essentielles à son essor, aboutira à des périodes peu productives, connues sous le nom «d’hiver de l’IA».

La revanche de l’IA connexionniste sur l’IA symbolique se produira à partir des années 2000, grâce à l’augmentation de la puissance de calcul, puis le développement des méthodes de deep learning. Dominique Cardon analyse ce retour en grâce par la formule suivante : «alors que les concepteurs des machines symboliques cherchaient à insérer dans le calculateur et le monde et l’horizon, la réussite actuelle des machines connexionnistes tient au fait que de façon presque opposée, ceux qui les fabriquent vident le calculateur pour que le monde se donne à lui-même son propre horizon ». (Cardon et al., 2018)

C’est précisément sur la base des réseaux de neurones artificiels développés par les connexionnistes que l’IA générative jouit du succès que nous lui connaissons aujourd’hui. En utilisant des algorithmes de machine learning boostés par le big data, cette IA est capable de générer de nouvelles données comme des images, des sons ou même des textes, sur un simple «prompt » (instruction donnée à la machine par l’Homme). L’IA générative la plus célèbre est bien sûr ChatGPT, un LLMlarge model langage, aux performances spectaculaires. Étonnant, quand on sait que ce programme est considéré comme une IA faible, puisqu’elle est non-sensible, sans conscience ni esprit, et dont l’objectif se concentre sur la réalisation d’une tâche précise.

 


Frise chronologique : Dates clés de l’IA

Frise chronologique : Dates clés de l’IA

Frise chronologique  dates clés de l’IA

Sources Timeline :   (Leveau-Vallier, s. d.)14 (Boisard, 2020)15 (Saporta, s. d.)

 


Bibliographie

1 Pallanca, O., & Read, J. (2021). Principes généraux et définitions en intelligence artificielle. Archives des Maladies du Coeur et des Vaisseaux – Pratique, 2021(294), 310. https://doi.org/10.1016/j.amcp.2020.11.002

2 De la Higuera, C., & Iyer, J. (s. d.). IA pour les enseignants: Un manuel ouvert. https://www.ai4t.eu/textbook/

3 Richard, J.-F. (s. d.). INTELLIGENCE – Universalis Edu. Encyclopædia Universalis. Consulté 8 mars 2024, à l’adresse https://www-universalis-edu-com.ezpupv.scdi-montpellier.fr/encyclopedie/intelligence/

4 Gefen, A. (2022). IA : Pour une histoire culturelle. Revue d’histoire culturelle, 4. https://doi.org/10.4000/rhc.1204

5 Saporta, G. (2018). Une brève histoire de l’intelligence artificielle. https://cnam.hal.science/hal-02471743

6 Andler, D. (2023).  Intelligence artificielle, intelligence humaine : La double énigme. Librairie mollat. [Vidéo] Youtube  https://www.youtube.com/watch?v=X7YNJOQt_x4

7 Alombert, A. (2023). Panser la bêtise artificielle : Organologie et pharmacologie des automates computationnels. Appareil, 26. https://doi.org/10.4000/appareil.6979

8 Enthoven, R. (2024, février 7). Raphaël Enthoven: “L’esprit est cette étrange étoffe dont l’humanité est faite et que la machine ne synthétise pas” | Philosophie magazine. philomag. https://www.philomag.com/articles/raphael-enthoven-lesprit-est-cette-etrange-etoffe-dont-lhumanite-est-faite-et-que-la

9 Cardon, D., Cointet, J.-P., & Mazières, A. (2018). La revanche des neurones. L’invention des machines inductives et la controverse de l’intelligence artificielle. Réseaux, 211(5), 173‑220. https://doi.org/10.3917/res.211.0173Kohler, A. (2020). Relation entre IA symbolique et IA forte. https://hal.science/hal-02444894

10 Kohler, A. (2020). Relation entre IA symbolique et IA forte. https://hal.science/hal-02444894

11 Grinbaum, A., Euvé, F., & Sarthou-Lajus, N. (2023). Parler avec les machines: Études, Septembre(10), 55‑66. https://doi.org/10.3917/etu.4307.0055

12 Papon, P. (2019). Le cerveau fonctionne-t-il comme un ordinateur ?: Futuribles, N° 434(1), 109116. https://doi.org/10.3917/futur.434.0109

13 Zouinar, M. (2020). Évolutions de l’Intelligence Artificielle : Quels enjeux pour l’activité humaine et la relation Humain‑Machine au travail ? Activites, 171. https://doi.org/10.4000/activites.4941

14 Leveau-Vallier, A. (2023). INTRODUCTION À L’IA GÉNÉRATIVE. Hypothèses https://hyper.hypotheses.org/161

15 Boisard, O. (2020). Brève histoire de l’intelligence artificielle. Soins Cadres, 29(123), 1014. https://doi.org/10.1016/j.scad.2020.10.004