Le design thinking a-t-il quelque chose à voir avec la philosophie ?

« Platon », Photo de lentina_x - licensed sous CC BY-NC-SA 2.0

La démarche de design thinking est une façon d’appréhender l’inconnu, de gérer le risque, grâce à la part d’implication de ses acteurs, grâce au sens réel donné à la résolution de ses défis et enfin dans son apport pour devenir citoyen et se construire en tant qu’homme pensant. Pour cela, la démarche de design thinking se rapproche nécessairement d’une démarche philosophique.

Le design thinking en France a quasiment 50 ans et ses origines sont bien plus anciennes encore. En 1900, les designers Charles and Ray Eames pratiquaient déjà ce qu’ils appelaient learning by doing (« apprendre en faisant »). Le sujet a été choisi pour la transversalité des domaines qu’il couvre, mais aussi pour l’engagement et l’investissement qu’il suscite. Le design thinking a été promu dans la résolution de tous types de problèmes qu’ils soient matériels, spatiaux ou encore humains. Ce processus ne cesse de conquérir les mentalités et les pratiques.

Le design thinking n’est pas une nouveauté, mais il a toujours de nouveaux sujets d’actualisation.

Dans les entreprises c’est Tim Brown, par le biais de son agence IDEO, qui vante les mérites du design thinking en accumulant les exemples de réussites créatives célèbres. Le processus fait également ses preuves dans le monde de l’éducation principalement avec le mouvement Design for Change en Inde et donne une réelle place d’acteurs et de citoyens aux élèves. Ces modèles de changement par l’action suscitent des vocations à travers le monde et permettent au design thinking de se disséminer. En France le mouvement est repris par les bâtisseurs de possibles.

Ce processus est constitué d’une méthodologie, d’outils mais aussi d’un état d’esprit. D’ailleurs design thinking en français peut être traduit par pensée créative ou esprit créatif. Cet état d’esprit peut se résumer à l’idée d’être persuadé de pouvoir changer les difficultés en opportunités en utilisant un processus efficace pour trouver des solutions innovantes et pertinentes. L’état d’esprit du design thinking est généralement caractérisé par le fait de mettre l’humain au centre, de mener une action de façon collaborative, de façon expérimentale et surtout dans un état d’esprit optimiste.

Etant donné la réflexion et l’engagement concrets qu’implique le design thinking sur le monde, il devient légitime de s’interroger sur les rapprochements possibles entre cette pensée créative et la pensée philosophique ?

D’une part l’association entre le design thinking et la philosophie sera faite sur le plan de la gestion de l’inconnu, la façon dont est considérée la prise de risque et par là-même l’erreur. D’autre part une piste de réponse à cette problématique sera portée sur le sens attribué à ces deux démarches et ainsi la curiosité et l’intérêt qu’elles peuvent susciter chez ceux qui s’y engagent. Enfin la focale sera mise sur l’aspect structurant pour la personne qui s’implique dans une démarche de design thinking ou dans une démarche philosophique. Par là-même la place que prennent les participants à ce genre de démarches dans la construction de la citoyenneté des participants.

L’appréhension positive de l’inconnu dans les démarches philosophique et de design thinking

En effectuant des rapprochements entre la méthode du design thinking et la démarche philosophique, on constate des points de convergences forts. Le design thinking, qu’il soit pratiqué en entreprise ou en milieu scolaire place dans ses fondements l’appréhension positive de l’inconnu.

Tim Brown, directeur de l’agence IDEO, qui a popularisé le design thinking affirme que La conception centrée sur l’humain commence par un manque de connaissance de la solution à un problème donné. Les professeurs des écoles mettent en avant le fait inédit dans leur profession, de ne pas savoir au début du projet où il va aboutir, puisque les élèves choisissent eux-mêmes leur sujet de travail et le développent ensemble. Le processus est pourtant fiable dans le sens où une méthode est connue et adaptable à la situation, c’est le résultat recherché qui est inconnu au début de la mission.

Aussi une analogie est aisée lorsque Kant affirme on ne peut apprendre aucune philosophie, on ne peut apprendre qu’à philosopher. En philosophie c’est le processus qui compte et qui permet d’obtenir des résultats. Les philosophes trouvent leur équilibre dans ces incertitudes qui fondent leurs démarches contrairement aux sciences exactes. Descartes et Socrate fondent leur pensée sur un doute systématique ou sur une certitude je sais que je ne sais rien. A la base de cette humilité, c’est la place aux champs des possibles qu’ils ouvrent. Cette position leur permet d’accueillir n’importe quelle nouveauté ou n’importe quel imprévu.

Sur cette même idée, la démarche du design thinking fait place à l’inconnu en ignorant au préalable ce qui adviendra lors de la réalisation du défi choisit. Et pour ce faire la part laissée à la génération d’idées est grande, qu’elles soient logiques et sensées ou qu’elles paraissent insensées. De ce fait Tim Brown prône le tâtonnement et l’expérience par l’erreur en affirmant son slogan Echouer tôt, pour réussir plus vite. La démarche laisse une grande place aux essais. Les professeurs quant à eux prônent le fait de laisser enfin cette place à l’erreur dans les apprentissages qui permet une réelle construction des savoirs.

Pour un philosophe, essayer, se tromper, recommencer pourrait se résumer à expérimenter sa liberté. Agir et apprendre en faisant et se construire avec ses fragilités. Cette réflexion sur la gestion du risque et l’appréhension de l’inconnu vient nous interroger sur le sens de nos actions.

« Yasmine Chettouh »

Le design thinking et l’importance du sens que le participant donne à son projet.

En entreprise, le sens donné aux projets dans une méthode de résolution de défis comme le design thinking permet de mettre en avant l’importance donnée aux utilisateurs qui vont être écoutés, interrogés, voir qui vont résoudre le problème de conception eux-mêmes.

Pour donner du sens aux apprentissages et faire adhérer l’élève aux savoirs qui lui sont enseignés, les sciences de la didactique préconisent de mettre l’élève face à une situation-problème dans laquelle celui-ci serait impliqué pour venir résoudre le problème qui se pose. Avec le design thinking c’est l’élève lui-même qui expose ce qui lui pose réellement problème dans la vie.

Lorsque la méthode est utilisée en milieu scolaire, les élèves choisissent le défi qu’ils vont relever. Pour cela ils débattent et argumentent. Ces espaces de discussion leur permettent d’exprimer leurs idées, leurs convictions sans être jugés. L’argumentation qu’ils doivent mettre en œuvre pour convaincre leur permet d’affirmer qui ils sont. Ce genre d’exercices est très structurant pour un élève. En effet, partir de leurs envies et de leurs besoins permet aux élèves de donner un sens très fort à la situation d’apprentissage qu’ils sont en train de vivre. Cette partie de discussion et de débat proposée dans les projets de design thinking à l’école rappelle les « ateliers philo » proposés dans les classes des écoles primaires. Ces débats philosophiques permettent aux élèves d’enrichir leur pensée en la confrontant à celle des autres. Non dans le seul but d’avoir raison contre l’autre, mais dans un processus dialectique au sens où Platon l’entendait. La discussion avec l’autre et la confrontation des idées permet d’élever la richesse des propos tenus. Car alimentés l’un par l’autre, les points de vue et opinions s’enrichissent, s’affinent et se consolident. D’autres intérêts éducatifs valorisent la mise en place de ces approches pédagogiques. L’élève en se disant et en construisant son propos afin de l’exposer, structure et construit sa pensée.

Les défis sélectionnés en design thinking dans les classes sont ainsi porteurs de sens pour les élèves car ils choisissent eux-mêmes leur sujet en fonction des thèmes qui sont importants pour eux, qui les animent ou encore qui les font réagir. C’est dans ce sens, donné aux pensées, que le processus de design thinking à l’école et la démarche philosophique se rejoignent. En philosophie les questions sont légitimes car elles sont partagées entre les hommes et relèvent d’un besoin authentique de la conscience humaine. Les questions philosophiques sont fondamentales. Ce qui valorisent leur intérêt et leur donne tout leur sens.

L’homme se construit et construit son rapport au monde en vivant des démarches de design thinking et philosophiques.

Le design thinking a une fin pratique très clairement identifiée dans la création d’objets ou dans la recherche de solution en entreprise ou dans des associations. Si l’on se concentre sur les projets menés dans les écoles primaires avec des résolutions basées sur le design for change ou sur le design thinking l’enjeu est encore plus grand. Les personnes qui mènent des projets de ce type ont conscience de permettre à l’enfant de se construire mais aussi de construire le monde. Une enseignante, Flora Baret, raconte que le dernier défi relevé amène ses élèves à faire des propositions concrètes auprès des députés, dont certaines seront retenues.

En Inde la méthode s’appelle design for change et est héritée du design thinking. Kiran Bir Sethi, son ambassadrice, fait vivre des expériences aux élèves qui lorsque leur défi est relevé clament et écrivent sur leurs mains I CAN. Ces élèves prennent conscience qu’ils sont capables et en sont fiers. Cela vient décupler leur confiance en eux-mêmes. La capacité à exposer les résolutions qu’ils proposent pour répondre à des problèmes ou à des besoins concrets. Par exemple des élèves apprennent à lire à leurs parents.

Les professeurs français témoignent aussi des expériences partagées avec leurs élèves en suivant cette méthode et concluent Avec le design thinking, les élèves deviennent un peu plus citoyens. En cela cette démarche vécue par les élèves dépasse l’enseignement et l’apprentissage d’une leçon classique. Dans cette démarche l’élève et son groupe classe sont acteurs : ils posent à la fois la problématique et sa résolution collective. Le design thinking, comme la philosophie permet aux élèves et même aux adultes de se construire et de construire le monde en conscience.

La philosophie fournit des outils grâce auxquels l’homme peut découvrir la vérité et utiliser son esprit pour améliorer sa vie. En structurant ses pensées, c’est sa vie que l’homme structure. Les ateliers philosophiques menés dans les écoles permettent aux élèves de réfléchir et de penser collectivement aux questions métaphysiques que chacun se pose. Ces débats structurent leur pensée et leur posture face au monde et aux valeurs qu’ils décident de suivre pour s’affirmer. Le processus de design thinking redonne du sens aux actions. Dans le monde de l’éducation, l’élève n’est ni une marionnette que l’on anime, ni un verre vide que l’on remplit. Il a une pensée et a besoin de donner du sens à ses actions et à ses gestes. Ce sens doit être mû par une interrogation concrète sur la place qu’il tient dans la société et dans le monde.