Les apports du design thinking au secteur médical: l’expérience de l’utilisateur comme facteur d’innovation

Laptok avec des médicament en image de fond d'écran
Image de Tumisu from Pixabay

Popularisé dans les années 2000 grâce à l’agence californienne Ideo, le design thinking est une méthode de gestion de projet qui place l’utilisateur final d’un produit ou d’un service au cœur de sa démarche. A l’ère de l’e-santé, cette approche permet d’inclure les patients et les soignants dans la conception de dispositifs qui les concernent directement. Quels en sont les bénéfices ? Et les limites ?

Qu’est-ce que l’e-santé?

Les termes e-santé ou santé numérique font référence aux dispositifs issus des technologies de l’information et de la communication utilisés dans le secteur médical. Un rapport de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) signale que l’e-santé est apparue à la fin des années 1980 avec la télémédecine mais a connu un véritable essor durant les années 2000. Depuis 2005, l’OMS encourage d’ailleurs ses pays membres à mener des politiques actives en matière de santé numérique dans l’optique de favoriser l’accès aux soins à toute la population de manière efficiente et à moindre coûts. [1] La santé publique est donc perçue comme la principale bénéficiaire de ces progrès technologiques. En France, la mise en place du dossier médical partagé (DMP) en 2016 va dans ce sens. Le DMP facilite la coordination des soins et permet de réduire les risques d’erreurs de diagnostic car il contient des informations précieuses sur les patients : traitements, antécédents, compte-rendus médicaux, résultats d’examens, allergies, directives anticipées [2]. Selon Uwe Diegel, concepteur de produits médicaux, la commercialisation du premier iPhone d’Apple en 2007 pose les jalons de la santé connectée [3]. En 2008, la marque lance l’Apple App Store [4]. Les objets connectés sont la dernière révolution technologique en date. Reliés à des applications disponibles sur des interfaces web, montres, tablettes, smartphones ou réfrigérateurs intelligents aident les malades à gagner en autonomie et les soignants à suivre leurs patients.

L’e-santé concerne :
  • Les dossiers médicaux dématérialisés
  • La télémédecine
  • Les systèmes d’informations des établissements de santé
  • Les applications mobiles
  • Les objets connectés
  • L’analyse des données médicales issues du big data
Exemples de dispositifs d’e-santé :
  • La prise de rendez-vous médical sur Doctolib
  • La téléconsultation par visioconférence sur Skype, Zoom ou WhatsApp
  • Les applications StopCovid et FibroMapp Pain Manager +
  • L’Apple Watch pour le suivi du cycle menstruel et la surveillance de la fréquence cardiaque

Le design thinking dans le secteur médical: état des lieux

Le design thinking a bousculé les codes de la gestion de projet en raison d’une méthodologie efficace en cinq étapes (voir illustration ci-dessous), mais, surtout, parce qu’il permet de mener une réflexion centrée sur l’expérience, prenant en compte l’écosystème au sein duquel l’objet évolue [5]. De plus, le design thinking repose sur le brainstorming d’équipes pluridisciplinaires qui envisagent la résolution d’un problème sous plusieurs angles : informatique, sociologique, psychologique, anthropologique, ergonomique, marketing, etc. En d’autres termes, il s’agit d’adopter une vision globale qui ne se limite pas à la technologie. Si l’agence Ideo à l’origine de cette méthode s’est d’abord centrée sur le design de produits high tech et de logiciels – David Kelley, l’un de ses fondateurs, a travaillé pour Apple –, elle a rapidement bifurqué vers le secteur des services. Par ailleurs, comme le souligne Bruce Nussbaum, en 2004 l’agence tirait 20 % de ses revenus de ses activités dans le domaine de la santé. Le design thinking apporte alors un changement de paradigme majeur aux hôpitaux, cliniques ou laboratoires pharmaceutiques: passer d’une approche axée uniquement sur la dimension technologique et/ou thérapeutique d’un projet à une démarche prenant en compte les besoins des patients et de leurs familles, pour qui la qualité de l’accueil et de l’information reçue sont fondamentales. [6]

Quelle est concrètement la valeur ajoutée de la méthode d’Ideo ? La designer Erin Henkel indique que les projets de e-santé doivent avant tout se focaliser sur l’humain. Pour cela, l’agence s’appuie sur cinq principes. Trois concernent fondamentalement les hommes : appréhender le parcours de l’utilisateur (user journey), s’intéresser à son contexte de vie et à son réseau, inciter l’organisation pour laquelle Ideo travaille à évoluer. Les deux autres principes impliquent le dispositif conçu: éviter que le patient abandonne une technologie dont il ne perçoit pas l’utilité immédiate et ne pas se limiter à l’outil. [7] Prenons l’exemple de Biodesign, un centre de recherche rattaché à l’université de Standford dont les projets ont abouti à la création de plusieurs startups. [8] Le Dr Azagury, un chirurgien helvète, raconte une anecdote : alors qu’il expliquait fièrement à un ingénieur le fonctionnement du robot Da Vinci durant une opération, celui-ci lui a fait remarquer que le patient opéré était attaché avec du scotch ! [9] Cette incohérence – associer technologie de pointe et bricolage maison – illustre le potentiel de la vision globale défendue par Ideo.

Le design thinking au service de la m-health

En quelques années, le smartphone est devenu l’un des outils les plus prometteurs de l’e-santé. La m-health ou santé mobile désigne les pratiques médicales et de santé publique reposant sur des dispositifs tels que téléphones portables, systèmes de surveillance des patients, assistants personnels et autres appareils sans fil [10]. L’usage du téléphone portable s’est généralisé partout dans le monde, dans les pays développés comme dans ceux en voie de développement. De ce fait, la m-health présente des avantages considérables car elle touche potentiellement toutes les classes sociales et des populations habituellement éloignées des services de santé. L’Afrique est par exemple le continent où le nombre de programmes de développement ayant recours aux smartphones est le plus élevé [11]. La m-health peut donc avoir un impact positif sur des domaines tels que la prévention ou l’épidémiologie. Néanmoins, le secteur marchand s’en est également emparé et le nombre d’applications de santé ne cesse de croître : en 2017 le cabinet de conseil R2G en recensait 325 000, principalement sur Google Play Store.

Les applications de santé ont deux atouts majeurs. D’une part, elles sont particulièrement adaptées aux malades chroniques et à leurs soignants. En effet, l’éducation thérapeutique est l’un des leviers de la prise en charge de ces patients qui doivent apprendre à gérer leurs symptômes et observer leurs traitements. Ce n’est pas un hasard si l’usage le plus courant des applications concerne la communication avec les médecins (30 % du marché), le diabète (27%) et la gestion des traitements (24%) [12]. D’autre part, les applications de santé contribuent à la personnalisation des soins. D’où l’intérêt du design thinking puisqu’il met en avant l’empathie envers les utilisateurs.

Plusieurs projets impliquant cette méthode ont vu le jour à travers le monde. Entre 2014 et 2016, une équipe danoise a mis au point une application pour diabétiques. Durant ce processus, tous les acteurs pertinents ont été mobilisés : patients, corps médical, chercheurs, designers et développeurs web. Afin de cerner au mieux les besoins des utilisateurs, des interviews et des ateliers ont été organisés. Cela a abouti à deux constats . Tout d’abord, des contraintes techniques liées au manque d’interopérabilité avec les systèmes d’information des structures de santé freinent la conception d’applications. En outre, les patients souhaitent être accompagnés par des professionnels lors de la sélection et l’utilisation des applications. [13] En 2019, un autre projet d’application mobile destinée à des femmes atteintes de cancer du sein a été mené à Taïwan. L’équipe a fait le choix du design thinking car il permet justement de répondre aux besoins culturels de ces patientes. Les applications sont majoritairement créées par des Occidentaux qui ne considèrent pas les différences culturelles face à la maladie. De plus, il en existe peu en langue chinoise. Encore une fois, il ressort de ce projet que l’usage de cette application nécessite la supervision de soignants. Les patientes expriment d’ailleurs leur désir d’interagir avec des professionnels. [14] Les principes d’Ideo évoqués par Erin Henkel font donc sens : on ne peut faire l’impasse sur l’humain et les applications ne remplaceront pas les médecins.

Les limites du design thinking dans le champ médical

Au premier abord, le design thinking semble n’apporter que des bénéfices mais présente cependant des limites. En 2018, des chercheurs se sont penchés sur les études portant sur le design thinking réalisées dans le champ médical et validées par leurs pairs. Ils ont examiné des projets destinés au corps soignant et aux patients : mise en place d’un système informatisé de surveillance et de gestion personnelle pour malades chroniques, lancement d’un réseau social, applications mobiles, etc. Les cinq étapes d’Ideo ne sont pas constamment suivies et les équipes projet font souvent l’impasse sur le brainstorming ou le prototypage rapide. De ce fait, sur les 24 études sélectionnées, 12 ont été réussies, 11 ont obtenu des résultats mitigés et la dernière a été un échec. Les auteurs soulignent qu’on ne peut pas appliquer la même recette au secteur médical et à celui du design parce que les soignants privilégient la faisabilité et le prototypage rapide n’est pas toujours envisageable vu les risques encourus. [15] C’est pourquoi choisir le design thinking pour la gestion d’un projet médical nécessite de trouver des compromis entre les attentes des patients et l’expertise scientifique. Par ailleurs, il semble que le processus itératif propre au design thinking, ainsi que la sollicitation du personnel soignant et/ou des patients pour conduire des entretiens demandent beaucoup d’énergie à des personnes fragiles et/ou surmenées.

Malgré tout, le design thinking offre des apports indéniables aux malades et aux soignants. Consulter directement toutes les parties et les faire dialoguer au cours d’ateliers a le mérite de faire émerger tous les points de vue. Faire appel à des équipes pluridisciplinaires est d’autant plus important dans le secteur médical car la maladie engage l’humain dans sa globalité. Cette méthode peut donc s’avérer féconde en matière de dispositifs de santé plus efficaces et connectés aux besoins réels des utilisateurs.


Notes et références

[1] World Health Organization (2016). Global diffusion of eHealth: making universal health coverage achievable. Report of the third global survey on eHealth. [Consulté le 18 juin 2020] URL : https://www.who.int/goe/publications/global_diffusion/en/.

[2] https://solidarites-sante.gouv.fr/systeme-de-sante-et-medico-social/e-sante/article/dossier-medical-partage-dmp

[3] Uwe, Diegel (2017). « Casser les codes (des) anciens ». Congrès WDMH 2017. [Consulté le 13 juin 2020] URL : http://www.i-share.fr/actualite/e-sante-ou-sante-connectee-la-sante-du-futur.

[4] Research 2 Guidance (2017). MHealth App Economics 2017/2018. Current Status and Future Trends in Mobile Health.

[5] Gamba, Tiphaine (2017). « D’où vient la ‘pensée design’ ? ». I2D – Information, données & documents, Volume 54. [Consulté le 1er mai 2020] URL : https://www.cairn.info/revue-i2d-information-donnees-et-documents-2017-1-page-30.htm.

[6] Nussbaum, Bruce (17 mai 2004). « The Power of Design ». BusinessWeek.

[7] Henkel, Erin (2019). 5 Principles for Making Digital Health More Human-Centered. [Consulté le 27 juin 2020] URL : https://www.ideo.com/blog/5-principles-for-making-digital-healthcare-more-human-centered.

[8] Comme le signale Gamba, c’est à Standford que David M. Kelly a ouvert en 2005 une école dédiée au design thinking.

[9] Benoit-Godet, Stéphane (4 octobre 2018). « Quand le ‘design thinking’ révolutionne la médecine ». Le Temps. [Consulté le 3 juin 2020] URL : https://www.letemps.ch/sciences/design-thinking-revolutionne-medecine .

[10] Commission européenne (10 avril 2014). Livre vert sur la santé mobile. [Consulté le 10 juin 2020] URL : https://ec.europa.eu/digital-single-market/en/news/green-paper-mobile-health-mhealth.

[11] Al Dahdah, Marine (2019). « Les géants du numérique au chevet de l’Afrique. Le téléphone portable comme outil de santé globale ». Politique africaine, 2019/4, N° 156. [Consulté le 10 juin 2020] URL : https://www.cairn.info/revue-politique-africaine-2019-4-page-101.htm.

[12] Reasearch 2 Guidance, op. cit.

[13] Petersen, Mira et Hempler, Nana F. (2017). « Development and testing of a mobile application to support diabetes selfmanagement for people with newly diagnosed type 2 diabetes: a design thinking case study ». BMC Medical Informatics and Decision Making, Volume 17. [Consulté le 8 juin 2020] URL : https://bmcmedinformdecismak.biomedcentral.com/articles/10.1186/s12911-017-0493-6 .

[14] Hou I-Ching, Lan Min-Fang, Shen Shan-Hsiang et al. (2020). « The Development of a Mobile Health App for Breast Cancer Self-Management Support in Taiwan: Design Thinking Approach ». JMIR mHealth and uHealth, Volume 8, N° 4. [Consulté le 8 juin 2020] URL : https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC7226037/?report=printable.

[15] Altman, M., Huang T. T.K. et Breland J. Y. (2018). « Design Thinking in Health Care », Preventing Chronic Disease, Volume 15. [Consulté le 3 juin 2020] URL : https://doi.org/10.5888/pcd15.180128.