Données ouvertes de la recherche et Design thinking

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La recherche est une sphère de production, d’édition et d’éditorialisation de connaissances. Aussi, consciente qu’elle peut saisir les opportunités offertes par la science ouverte, elle explore les voies et moyens d’une appropriation efficiente. En ce sens, cet article présente les concepts opératoires de données ouvertes, de science ouverte et les enjeux de cette dernière. Il s’intéresse ensuite au Design thinking, à ses apports possibles à la science ouverte.

Introduction

Dans la recherche, les données ont un rôle important dans la production scientifique. Elles sont produites tout au long du processus de la recherche. Les chercheurs en disposent de plus en plus pour explorer, comparer des résultats, valider ou reformuler des hypothèses. Les technologies du numérique ont vulgarisé de nouvelles formes de production et de dissémination des résultats de la recherche. Ainsi, ces dernières années, avec l’Open Access, de nouveaux outils et pratiques sont apparus dans de nombreux secteurs (idéation, hackathon, prototypes rapides, Design thinking, etc.) dont il convient d’interroger l’apport à la science.

Le Design thinking est un moyen de donner une forme à un mode d’application des outils de conception utilisés par les designers pour résoudre une problématique d’innovation, par une approche multidisciplinaire centrée sur l’humain. En quoi pourrait-il contribuer à l’utilisation d’outils numériques dans la démarche scientifique ? Dans quelle mesure les méthodologies et outils du Design thinking pourraient-ils permettre la collaboration avec le chercheur, tant pendant le processus de la recherche, que pour la diffusion de ses résultats de recherche ? Voilà autant de questions posées par cette cohabitation. Cet article tentera de définir ces concepts tout en mettant en exergue les rapports entre les données ouvertes de la recherche et le Design thinking.

Science et données ouvertes

La science ouverte englobe l’accès sans entrave aux articles scientifiques, l’accès aux données de la recherche publique et la recherche collaborative rendue possible par les outils et les incitations des TIC. L’élargissement de l’accès aux publications et aux données scientifiques est au cœur de la science ouverte, de sorte que les résultats de la recherche soient entre les mains du plus grand nombre possible et que les avantages potentiels soient répartis aussi largement que possible… (OCDE, 2015) [1] . Elle vise à favoriser une vérification plus précise des résultats scientifiques ; à réduire les doublons dans la collecte, la création, le transfert et la réutilisation du matériel scientifique ; à offrir un grand potentiel d’innovation et à élargir le choix des utilisateurs en matière de recherche publique.

En combinant les outils de la science et des technologies de l’information, la recherche et les avancées scientifiques peuvent être accélérées au profit de la société. La science ouverte augmente la productivité et l’accessibilité, à une époque où les budgets sont contraints, et favorise la confiance des citoyens dans la science. Une plus grande coopération des citoyens conduit à une participation active aux expériences scientifiques et à la collecte de données.

La science ouverte englobe les données ouvertes. En effet, la Banque Mondiale (2019) considère les données ouvertes si chacun peut les utiliser, les réutiliser et les redistribuer librement, gratuitement, à quelque fin que ce soit et sans restriction […]. L’Office de la langue française (OLF, 2013) abonde dans ce sens, théorisant les données ouvertes comme des données brutes non nominatives et libres de droits, produites ou recueillies par un organisme public ou privé, qui sont accessibles aux citoyens par Internet. Les données ouvertes sont livrées idéalement dans un format ouvert (non propriétaire) qui en facilite la réutilisation [..]. Elles peuvent donc être téléchargées dans un format ouvert et lisible par les logiciels, et doivent être utilisables par les utilisateurs légalement autorisés à les consulter.

Les données de la recherche

Pour Bellamy (2014), les données de la recherche sont produites dans un processus de recherche : générées pour valider une hypothèse, souvent produites en masse, souvent agrégées et coopératives (interdisciplinarité). Elles peuvent être financées sur fonds privés ou publics, réutilisées ou rendues numériques. En ce sens, elles désignent diverses ressources. L’OCDE, dans un rapport de 2007 les Principes et lignes directrices de l’OCDE pour l’accès aux données de la recherche financée sur fonds publics les décrit comme étant :

des enregistrements factuels (chiffres, textes, images et sons), qui sont utilisés comme sources principales pour la recherche scientifique et sont généralement reconnus par la communauté scientifique comme nécessaires pour valider des résultats de recherche. Un ensemble de données de recherche constitue une représentation systématique et partielle du sujet faisant l’objet de la recherche.

Cette définition exclut les carnets de laboratoire, les analyses préliminaires et projets de documents scientifiques, les programmes de travaux futurs, les examens/évaluations par les pairs, les communications personnelles avec des collègues et les objets matériels. Ainsi donc, les données de la recherche renferment des informations et matériaux produits et reçus par des équipes de recherche et des chercheurs en avant de la communication scientifique. Collectées et documentées à des fins scientifiques, elles forment une partie des archives de la recherche.

D’un point de vue juridique, il n’y a pas de différence entre données brutes, élaborées ou métadonnées. Elles ne sont pas appropriables par un droit de propriété matérielle ou immatérielle, bien que pouvant faire l’objet d’une protection par un droit de propriété intellectuelle (droit d’auteur, droit des marques) ou une réglementation spécifique (RGPD).

Enjeux d’une science ouverte

L’ouverture des données de la recherche est étroitement liée au mouvement du Libre Accès. Elle se situe clairement dans la lignée de la Déclaration de Berlin sur le libre accès à la connaissance (2003) qui stipule que

les contributions au libre accès se composent de résultats originaux de recherches scientifiques, de données brutes et de métadonnées, de documents sources, de représentations numériques de documents picturaux et graphiques, de documents scientifiques multimédias. Il s’agit, en gérant et en permettant l’accès le plus large et le plus commode possible aux données de la recherche, d’éviter les phénomènes de privatisation et d’appropriation bien connus en ce qui concerne les publications classiques » (Fournier, 2014).

Les enjeux du partage de données sont scientifiques, économiques et sociétaux. La commission européenne souligne ainsi (Commission européenne, 2012) :

Un accès plus large et plus complet aux publications et aux données scientifiques contribuera à : • permettre l’exploitation des résultats de recherche antérieurs (meilleure qualité des résultats) ; • encourager la collaboration et éviter la duplication des efforts (efficacité accrue) ; • accélérer l’innovation et le retour sur investissement dans la R&D (commercialisation plus rapide = croissance plus rapide) ; • favoriser la participation des citoyens et de la société civile (transparence accrue du processus scientifique). »

L’accès ouvert aux publications scientifiques, aux données de la recherche représente un enjeu dans le domaine universitaire et comporte de multiples avantages tels que l’accélération du progrès scientifique, l’accroissement de la visibilité et des retombées de la recherche, le respect des politiques des organismes subventionnaires. Une bonne gestion et un partage des données de la recherche permettent d’éviter la répétition des travaux de recherche, permettent la reproduction et la validation des résultats de recherche et l’intensification de la collaboration entre chercheurs.

Cependant les données de la recherche ainsi produites ou collectées nécessitent d’être stockées, valorisées, gérées, partagées et accessibles à travers des entrepôts de données, des dépôts institutionnels, des portails/plateformes, des data papers… tout en tenant compte des principes FAIR : les données doivent être Faciles à trouver, Accessibles, Interopérables et Réutilisables. Les métadonnées et les données doivent être bien décrites pour permettre leur reproduction ou combinaison dans différents contextes. Les métadonnées détailleront pourquoi, par qui et comment ces données ont été collectées, qui en est propriétaire, sous quel format elles sont stockées, etc.

Définition du Design thinking

Le Design thinking renvoie à des méthodes et outils d’aide, face à une situation qui requiert une innovation, pour appliquer la même démarche qu’un designer. Comme la plupart des pratiques managériales, elle est née du croisement de plusieurs idées (Pensée créative, Product Design) avant de s’affirmer comme une théorie autonome à la fin des années quatre-vingt. Aujourd’hui décrite comme une stratégie efficace d’innovation centrée sur l’homme, cette pensée constitue une approche innovante qui s’appuie sur un processus de co-créativité, en impliquant notamment de combiner harmonieusement ce qui est désirable pour l’utilisateur avec ce qui est techniquement faisable et économiquement viable pour l’organisation. Gamba (2017) insiste sur la complexité de l’approche qui requiert des qualités d’observation, de l’empathie et de l’intuition … des compétences techniques, économiques et financières.

Le Design thinking s’adapte aux univers scientifiques, en particulier pour deux raisons. La première est qu’elle met les solutions à l’épreuve de la réalité (aller-retour, apprentissage de ses erreurs, adaptation), poussant à innover de manière expérimentale. (Marchal, 2011). La seconde est qu’il a pour atout sa capacité de traduction, de médiation et de construction d’une transversalité entre les différents acteurs, dans une démarche transdisciplinaire.

Le Design thinking transforme donc les processus et stratégies des entreprises ainsi que leur façon de développer les produits et services. Concrètement, trois logiques se mêlent dans cette démarche, à savoir la co-création, en favorisant le travail collaboratif des segments de l’organisation pour une intelligence collective ; l’alternance de phases d’intuition et d’analyse ; et l’étude de terrain qui assure une meilleure compréhension des expériences que le recours aux études quantitatives et qualitatives. Le Design thinking implique également un dialogue avec les utilisateurs finaux des produits ou services. Cette relation au client, dense dans l’observation du problème, permet de mieux répondre à des besoins ou de les anticiper.

Science ouverte et Design thinking

Le Design thinking répond généralement à un besoin fort d’innover suite aux mutations survenues avec l’irruption du numérique dans nos vies. Il est une pratique nouvelle qui non seulement s’inspire des pratiques professionnelles des designers mais puise également à d’autres sources et méthodes telles que le brainstorming (technique de solution créative de problèmes), les méthodes informatiques (méthode agile), etc. Les chercheurs expérimentent également ces nouvelles méthodes pour mieux rendre visibles et ouvertes les données de la recherche. Le Design thinking comprend trois phases principales à savoir l’inspiration, l’idéation et l’itération. Le chercheur, dans sa démarche de recherche, est appelé à s’inspirer des idées de ses collègues, à générer des idées et en tester à travers l’idéation ou implémentation.

Le terme idéation signifie générer des idées. Au cours de cette étape, on imagine de nouvelles solutions à un problème et de leur donner une forme tangible à l’aide de méthodes et techniques de créativité et de pensée visuelle (basées sur des dessins, des schémas, des diagrammes, des prototypes). L’idéation alterne toujours des temps de divergence au cours desquels on génère des idées nouvelles en s’interdisant toute censure, et des temps de convergence au cours desquels les idées sont triées, sélectionnées et hiérarchisées. Dès qu’une idée est jugée intéressante, on la rend tangible en la prototypant. Un prototype, au sens du Design thinking, c’est juste un moyen de rendre une idée tangible.

L’autre intérêt que présente un prototype est de pouvoir être testé : phase d’itération ou d’implémentation. Plutôt que de soumettre aux autres chercheurs une idée brute ou de leur demander simplement leur avis, le chercheur en rendant ouverte son idée, leur propose quelque chose à manipuler, à tester pour recueillir de nouvelles observations et de nouveaux constats permettant d’améliorer l’idée originale pour une solution fonctionnelle et validée par les usages.

Le Design thinking permet de créer une collaboration entre chercheurs de disciplines différentes. Le prototype permet ainsi à un quelconque chercheur de transposer son idée de solution dans le milieu de la recherche. Il constitue un moyen pour partager ses résultats, ses hypothèses avec d’autres personnes/chercheurs, de recueillir leurs réactions et de comprendre comment l’améliorer. N’importe quelle solution peut être transformée en prototype. Partager ses prototypes permet ainsi au chercheur de comprendre ce qui importe et de savoir quels aspects méritent d’être améliorés. Les retours sont très importants et valorisant pour le développement d’une idée de solution et donnent de nouvelles idées pour progresser. C’est un outil d’exploration, sa fonction n’est en aucun cas de valider le projet : il ne s’agit pas de savoir si l’idée est bonne ou mauvaise, mais de trouver comment la faire évoluer.

Le Design thinking amène les chercheurs à cohabiter au sein d’une même équipe, à communiquer entre eux et à exploiter le même processus de réflexion. Cela favorise la transversalité des activités et des responsabilités, ce qui renforce la créativité. Le Design thinking leur permet de travailler dans une logique de co-création, en dialogue constant avec des chercheurs n’ayant pas les mêmes expertises, les mêmes habitudes de travail ni les mêmes manières de travailler.

Le milieu scientifique subit des mutations induites par les technologies, en particulier par l’intrusion du numérique. Sont impactés ses modes d’apprentissage et de collaboration, en particulier pour tout ce qui touche à l’information scientifique et technique. En même temps, les façons de se documenter et de communiquer l’information ne cessent d’évoluer. En tant qu’entités de service, les bibliothèques tentent de comprendre ce qu’il faut revisiter, développer, ou adapter, pour satisfaire – en tout ou partie – les besoins documentaires de leurs usagers. Or, l’expérience des publics est désormais complexe à appréhender, tant en ce qui concerne les conditions d’accueil, les espaces de travail que les services d’information ou plus simplement les usages possibles des bibliothèques. Satisfaire ces problématiques implique de trouver de nouvelles réponses, ce qui est favorable à la mise en œuvre du Design thinking.

Conclusion

En quelques décennies, les contrariétés de l’édition scientifique ont encouragé les mouvements dits d’Open Access puis de science ouverte. Il s’agit d’initiatives d’ouverture de l’accès aux publications et données de la recherche, afin de promouvoir la visibilité de la science et son appropriation par la société dans sa diversité, qui prennent du poids au sein des universités. Leur développement requiert toutefois un travail important (identification, collecte, traitement, organisation, mise en place d’outil, élaboration de services…) et surtout complexe parce qu’ayant une finalité d’usage. Aussi, faut-il prendre en compte l’expérience utilisateur afin de s’approcher au plus des solutions attendues. Le Design thinking présente des atouts. Sa méthodologie itérative combine l’intelligence collective, l’expérimentation et la compréhension des expériences. En ce sens elle apparait comme une solution fiable à la nécessaire adaptation des pratiques, en particulier celles autour de l’accès aux connaissances.


Notes

[1] Traduit de l’anglais : URL : https://www.oecd.org/science/inno/open-science.htm

Bibliographie

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